Je vais vous raconter une petite anecdote, pour que vous mesuriez l'immensité de la place que tenait Gotlib dans ma vie.

J'ai 19 ans. Je rentre de l'usine, où j'avais embauché le matin même à 5h10. Je m'affale devant la téloche et commence à picoler tranquillement en zappant de connerie en connerie. Vite blasé des débilités télévisuelles du jour, je décide de finir ma Kro en regardant un dvd tout neuf offert par un ami.

"La Coccinelle de Gotlib".

C'est une petite série de séquences d'animation rigolotes mettant en scène la Coccinelle qui fait des dégueulasseries à des oeuvres d'art, suivie d'une interview de Gotlib, filmé au resto avec ses potes. Fan inconditionnel, je l'écoute parler avec un sourire béat, une oreille amoureuse et des yeux stupides, heureux comme la dernière des groupies et bourré comme l'avant-dernier des clodos.

Patrice Leconte, présent aux côtés du Boss, avoue parfois "trop travailler". Gotlib lui répond que "tant que tu prends ton panard, tu ne travailles JAMAIS trop".

Une petite phrase de rien du tout pour lui, lâchée entre une blague cochonne et un verre de pinard, un surpuissant coup de pied au cul pour moi.

Pas hyper sûr de mon avenir, pas franchement volontaire, plus intérimaire alcoolo qu'apprenti dessinateur, j'avais besoin que ce soit lui qui me donne le top départ. Quelques jours avant, j'avais promis à un copain alcoolique que je deviendrai une star de la bd, ça tombait donc à pic pour me motiver.

Le soir même, j'activais le mode professionnel. D'une heure de dessin par jour, je passais à six ou sept. Mes dessins de l'époque étaient nuls à chier mais je m'accrochais. Au moindre coup de mou, je me rappelais que Gotlib avait dit qu'on ne travaillait jamais trop. Alors je déchirais ma page et j'en reprenais une autre.

Six mois plus tard, je quittais ma ville, me repères, mes amis, mes copines et mes bistrots pour me barrer à la campagne, sans internet ni télé, mode "bulldozer" activé. De six ou sept heures par jour, je passais à douze, puis quinze, et plus encore. Je relisais tout Gotlib, j'analysais chaque trait. Pas encore au point sur la technique, j'étais scotché par l'extraordinaire puissance de son graphisme, énervé de ne pas savoir en faire autant, obsédé par l'idée d'un jour atteindre son niveau. Encore aujourd'hui, mon admiration pour lui n'a pas bougé d'un millimètre, et je me prends toujours une baffe dans la gueule à la fin de chaque case.

Bon, Marsault, t'as fini de nous raconter ta vie? On parle de Gotlib, là. Justement, ta sœur en triple anal dans la 504: toute la force que j'ai déployé pour atteindre mon but, c'est Gotlib que me l'a donnée. Je lui dois tout.

Marsault, et tant d'autres, c'est grâce à Gotlib.

Avec mes conneries, j'ai fait rire beaucoup de gens. Pour être honnête, inconsciemment, je ne visais qu'une seule personne.
C'était dans l'espoir qu'il voit mes dessins un jour, et qu'il me dise que c'est pas trop mal, que j'ai fait tout ça.

Trop tard.

Marsault