Magic, 2057
écrit par Matthieu Girard


      Gris, verts sales, un peu détrempés. Pluie. Dans la rue, un enfant roule sous une voiture qui passe sa route, indifférente. Joie des suspensions magnétiques. Sous les masques, des visages hâves, étiques. Des yeux mangés par les cernes qui semblent noircis au charbon. Des joues de barbe clairsemées pour les uns, d’une maigreur maladive pour d’autres. Sur les lampadaires, des nids de charognards. Le meilleur vautour restera toujours l’homme. Les chaussures foulent au pied des monceaux de détritus nauséabonds. Effluves de centre-ville. Civilisation. Décrépitude. Déchéance de la cité, qui s’embourbe et s’avilie d’elle-même. Chats en maraude pourchassés par des rats deux fois gros comme un bras d’homme. Les cheveux se font rares, colorés. Les nez percés se démocratisent. La croix gammée revient à la mode. Sournoise, la police est là. Surveille. Veille à conserver le bon niveau de désordre. Trente-six millions de brebis galleuses. Amassées, empaquetées, détruites par la masse, l’esprit frappeur de l’idiotie collective et populaire, qui réconforte en ramenant tous à égalité, à la bête primale.



Deux fois il repasse devant la boutique du type à l’air gauche. Fermée, fermée. Pourtant, le néon s’obstine vainement à clignoter, comme un espoir d’amour qui refuse de fuir devant la réalité crue. Son feutre mou s’informise sous les hallebardes célestes. Yeux bleus, encore vifs. Une exception. L’homme recule d’un pas. Affecte un air détaché. À son bec apparaît subrepticement une Pall Mall tordue. Le rougeoiement au-dessus du col, indication de la tête pour un quelconque malfrat, peut-être caché dans les ombres tiédasses et velues de moisissures briquetées.

Flexion de ses globes oculaires. L’apparent vernis de confiance inébranlable faiblit, se craquelle doucement. Nervosité incontrôlable. Son veston noir rayé de vert, en peau d’alpaga, est une mare d’eau croupie. Sa tignasse aussi est d’une salubrité douteuse. La deuxième phalange du médius gauche affiche fièrement un lion. Griffes, ailes au dos, bec. À se méprendre, tant la bague est petite et peu voyante… Un membre des Griffons. Passe encore une voiture. À chenille. En son sein fécond s’entassent des dizaines de pauvres hères, heureux de l’avoir dénichée encore fonctionnelle. Les casses devenues des pactoles. Dans leurs poches perforées de parts en parts, des bouts de cartons écornés, grignotés par les rongeurs familiers à celui qui dort ses nuits sur les bancs publics.

Souvenir confus. Une affichette, placardée à un mur de crépi blanchâtre, scotché; malgré le vent violent un coin battant seulement. En place, sur le papier bristol, des lettres. Quelques symboles. Plusieurs chiffres. Une carte reproduite à des dimensions inaccessibles par les presses des imprimeurs de Carta Mundi. 5 lettres. Un pentacle ésotérique de cercles. 5 couleurs. Un saint pentacle. À voir l’affiche, on croirait à une annonce de Conclave séculaire. Yeux se heurtant aux tracés des mots. Parcours sans fautes des infos. Au non-initié, des préceptes d’une obscurité et d’un hermétisme sans bornes. Les rétines s’incurvent de Type 1, PAF, Lots, Proxies, Side events… Un jargon comme un autre. L’argot des gens qui poussent le carton. Le sublime rempart du langage derrière lequel se terre encore une clique d’incompris pour qui l’argent peut effectivement servir au divertissement intellectuel.

Belle lurette que les derniers livres sont partis en fumée! On aurait pu croire à Fahrenheit 451, joué live pour le public de la rue. Et en permanence. La majorité des cartes Magic faillirent subir le même sort funeste. Les joueurs. Eux ne l’entendaient pas ainsi!

La porte de la boutique s’entrebâille. Une invite muette. La voiture à chenille stoppe. Vomit son flot de fanatiques finis. Engloutissement dans le seuil de la porte, puis disparition. Le type au griffon entre. Avec lui, les 3 autres membres de l’équipe. Dans leurs poches rapiécées, des boîtes métalliques. Les 75 cartes sacrées. Chacun espère. Chacun veut mettre la main sur le prix. Mais Top 8, c’est 8 personnes. Les autres devront comprendre, s’abaisser, mourir. Le type à l'aspect patibulaire est à une table crasseuse. Un maigre crachin de jaune lumière suinte d’une lampe. Rituel plus qu’habituel du deck check. Toutes les listes correspondent. On pourra débuter. Ne reste qu’à s’enquérir du numéro DCI des participants.

On attitre bien rapidement à chacun un numéro de table. Un adversaire. La lutte s’est faite plus intense depuis la mise en place du gouvernement totalitaire et la prohibition des jeux de cartes et des objets à caractère culturels. Ici, maintenant. On joue pour le salut de son âme. Pour vivre encore quelques journées à respirer sous masque l’air vicié. Les perdants n’ont plus leur place. L’ont-ils jamais eue? Darwin serait fier. Magic, c’est une épuration. Il n’y en restera qu’un à la fin. On ne peut se permettre de conserver des éléments moins performants. Loi de la concurrence. Férocité. Joueurs près à en découdre, près à se défendre. Dents et ongles. Ça criaille, beugle, brame, s’invective, injurie aussi, crie des bêtises à qui en veut. Cogne un peu, faut pas se leurrer. Les joueurs glorieux sont loin. Très loin, derrière. Dans une autre époque. Dans un presque paradis.

Cependant, certains des très vieux semblent se souvenir, arracher des bribes à leur cortex nébuleux. Toujours, l’homme s’est plaint. Il n’en avait pas de raisons. Un premier coup de feu. Au silencieux. Le plus bruyant, c’est le corps qui s’effondre. Le plus douloureux, c’est de voir le visage totalement calme, serein. Mains crispées. Un peu de sang s’égoutte dans un trou ménagé à cet effet au centre de la pièce. Plancher doucement concave. Bientôt, les sinistres chuintements de fin de parties résonnent, autant que peuvent résonner des armes munies de silencieux.

Top 8. Ils sont salement amochés. Psychologiquement… De leurs paletots anarchiques s’élèvent des remugles âcres de sueur vieillie. Les cartes. Sous plastique. Protégées. 2 ou 3 prient. Un autre fait des pompes. On dirait un Athénien d’un âge oublié : Esprit sain dans un corps sain. 4 tables, garnies de vert tapis. L’homme louche juge. Impartial. Impitoyable bien sûr. Son arme ne possède pas de silencieux. Le game loss sera connu de tous. Même les simples quidams marcheurs de l’extérieur sauront ce qui est arrivé. Honneur. Avant tout. Les 4 gens bagués y sont. Évidence. Ils jouent bien, fort. Vite. Maîtrisent l’art du trashtalking. Leurs parties durent rarement. Tour 2. Kill tour 0 parfois. Se fait alors entendre un petit rictus déplaisant. Déplacé. Puis, le coup de feu. Ils sont au 9 mm. Le Griffon. Sûr, c’est l’un d’eux qui l’emportera. Représentant de la cité pour le Pro Tour. La ville sera bien représentée.

Au final, 33 morts. 1 gagnant. Prochain tournoi, le Pro tour. Hollywood, Californie. Il escompte bien que toute son expérience lui serve un peu. Sourire narquois aux lèvres, il récupère toutes les cartes de ceux qui étaient présents sous l’œil inquisiteur du juge. Ça lui fait bien 4 p9 complets! Ne lui reste plus qu’à se trouver un deck. Le monter. Tester à fond. Gagner. Vivre.