Ensourcelle-moi
écrit par Matthieu Girard


      Obscur matin, encore tout irascible d’avoir senti sa quiétude enchevêtrée, profanée, frôlement brûlant, par une étoile exténuante, se croyant toute permise; dolences insolentes de l’éveil de la nature dans la brunante inversée. Engoulevents, passereaux, paresseux cormorans; côtiers, les oiseaux volètent la mer courtoise, ennuageant l’azur de leurs stries noires et blanches, néantisant les azimuts absolus de leurs errances naïves. Plage. Sables, jours anciens effeuillés, doucement, avec presque compassion, égrappés à en former un tapis de silice concassée, confondue, un miroir kaléidoscopique, aux surfaces scrupuleusement dépolies, réfléchissant l’astre d’un jour, réfléchissant sur le sens à adopter devant la brise de terre, l’amoncellement anarchique à éviter; aligner les grains en motifs alambiqués. Le foulant au pied, elle déambule, allure errante. Un homme. Étendu devant elle, dans l’angle perfide du malsain Soleil, cuisant son sommeil aux galets camus sur lesquels il repose. La première silhouette est clairement féminine, environnée de soieries et de brocards exquis, festoyant des yeux les infinis horizons de l'onde. Kimono clos. Ceinture perlée de grenats, de tourmaline, d’opales. Corset apparent, cuir ébène lacé au-dessous de l’éthéré du kimono, moulant une évocation féerique, une physionomie imperfectible. Fortement fardés, les yeux, mauves.

–ensourcelle-moi, prend mon âme, façonne-la, détruit-la, là; esclave tes jours ainsi que moi tes nuits; ensourcelle-moi mon amour, je te tends mon cœur à deux mains, battant, il attend ton ensourcellement…-

Mouvement. Subrepticement, les encoignures oculaires de l’homme s’agitent. Soubresauts fracturés, nerveux. Le kimono immaculé de la femme tranche dur sur la monotonie ambiante, monocorde monographie grise et bleue, entrecoupée de taches volatiles. Regard tourbillonné vers le large. Sublime indifférence, arme absolue; maîtrisée parfaitement, exactement maniée. Le type hale de son demi-sommeil. Quasi comateux encore, il s’exécute une danse d’étirements, un kata machinal, de mémoire, d’instinct. Réchauffer, aguerrir son corps, son esprit. Athénien d’âges oubliés. Interrompre le récit ici, laisser les deux êtres, passionnés, se livrer à leurs activités d’amoureux, sans voyeurisme, dans une intimité si rare, si irremplaçable, si précieuse. Ne blessons pas nos oreilles aux feulements fauves de leurs gorges unies, rauques; laisser les corps s’entre-pénétrer, loin de tout, sur une plage perdue, à l’autre bout du monde; nulle part où aller, sinon plus loin, vers la jouissance. Optons pour un classique :

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Il était une fois un second étage contenant trois fourgons dans quatre garde-robes de cinq mètres chacun arc-boutant en leurs thorax respectifs sept ignominieux individus cachés temporairement dans un Cosmos, un canevas, à huit dimensions, pour expier neufs vies félines de canidés sybarites, pendant dix printemps.
Le compte à rebours était parachevé.

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-je t’ensourcelle, mon ange, tu vas devenir, redevenir, ce qu’avant tu étais, avec moi, par mon ensourcellement, tes yeux retrouveront la lumière et l’effleurement des couleurs, la vérité te sera de nouveau accorte, tes mains ne sentiront jamais plus mon corps froid et sans vie au fond d’une jungle, où mon œil gauche expulsé de son orbite faisait un amphigourique bungee de nerf optique, s’échouant sur ma joue comme un cachalot téméraire… prends-moi entière, par ton sexe fais-moi atteindre des cimes de sommets d’extases, un apex de jouissances, je veux te sentir m’emplir, par ta force virile, mon ange bien-aimé, je te désire m’harponner amoureusement, je vais t’ensourceller, comme tu le souhaites si ardemment, autant que mon bas-ventre veut engloutir le tien, grotte sublime pour pieu mirifique, l’immerger en mes abîmes, ton phallus si plaisant, je t’ensourcelle, mon amour, viens en nous-mêmes…-

Bâtiment concis, flegmatique, impersonnel, bétonné de frais. Fenêtres grillagées derrière desquelles forent des sialorrhées de lumières assassines pour le jais nocturne baignant la scène de son ombre bénéfactrice pour tous les voyous de la nuit, les brigands d’envergure ou le plus indigent coupe-jarret. Ouvriers. Automates. Comme tous, conditionnés; cerveaux mort-nés, dans l’abrutissement, conséquence, aboutissement, de la socialisation. Présent. Futur. Paradoxe des termes. Les concepts n’ont pas de limites hégémoniques, les indéfinis se cavalcadent et dans l’immédiat le présent est futur, notre futur est bien présent, néanmoins. À l’ombre toute relative d’un pensionnaire permanent de la rue, dans le dessin flagellant des haillons crasseux arborés par icelui, bois mort, sandales chaussées passent. Délires de soies, féconds, dans le dégradé noctambule des luminescences percées par les carreaux de l’usine, d’où s’urinent par les planches rapiécées des murs des exhalaisons fétides, délétères, à l'effigie de la manufacture. L’ombre d’un kimono virginal, candide. Portes explosées en un geste de main, poignets ouverts et relâchement de l’énergie. Maintenant. Éclisses de chêne, de hêtre, voltigeant, suspendues dans les airs. Larmiers de merisier s’éclatant en miettes, retraçant de grands arcs de cercle sur le fond d’étoiles assorties à la nuit. Entrée permise. Le tumulte surchauffé de l’intérieur de la masure-prison envole les délicats motifs d’étoffe évanescents, flottant, séraphique. Moment pur de voir tant de perfection face à une hideur si atroce qu’elle inflige une ternissure profonde à quiconque ne la renie point de toute son essence; kimono fluctuant devant les gueules méphitiques de la raison du déplacement. Attente.

Ordinairement, dans les histoires de bons et de méchants, le bon rafle tout et il tue le méchant, ou alors le méchant fait preuve de tant de balourdise et d'incompétence crasse qu’il en meurt. C’est une vision très (trop) positive de la réalité, qui agit plus souvent qu’autrement de façon antithétique à ce principe cher aux écrivaillons s’astreignant aux contes et autres récits chimériques… D’ailleurs, lorsque les sandales de frêne appuyèrent sur les empierres charbonneuses du deuxième étage, les portes battantes des garde-robes étaient béantes, et les coffres avaient depuis longtemps vomi les sept horreurs que la porteuse des sandales venait éliminer.

-jaillissements en moi, mon ange, sensation pâmée de gémissements roucoulés, soupirs inspirés au plus engoncé, là, je te rejoins dans l'inénarrable plaisir décuplé de ta présence, de notre ensourcellement; sentir éclabousser en moi la quintessence de vie, et mes dents agrippent fermement ton cou offert, et tes ongles meurtrissant ma chair dorsale, épaules stigmatisées de fulminations proprement jouissives…tu m’ensourcelles si bien, se diffuse dans mes chakras ta chaleur, ta vigueur, grâce à toi, mon ange, je redeviens, moi aussi, alvéole fertile, source de vie, abreuvée à ta fontaine de sensualité…-

C’est alors, précisément, trois succincts tombereaux, horrifiques, déliés. Flegmatiques, placides, quatorze appendices dansottant dans un analogue résultat, poursuivant, du fond de leurs ébahissements, des mélopées chaloupées, des embryons, des coacervats; accommodés à ce qui ensuivra. Bribes d’igue claustrée, sons réverbérés, voussure à acoustique frémissante, gélatineuse. Doline de diaprures neigeuses, précédant luminescence accrue. Grève rocailleuse, à un bout du monde, sur Terre 4; cénobite, fatigué, tournant son cœur, son chakra, son troisième œil, vers une femme. Un outil. Sachant désagréablement l’issue, la finitude; sanguinolente, cependant indécise; varechs immiscés parmi ses orteils, agars-agars illisibles, impossibilité chronique, divination hors d'emploi. Paradoxalement, nulle lassitude, rien de tension, muscles, nerfs, tendons, ligaments, intégralement non-endoloris, instrument raisonnablement rodé, acclimaté, quasi conçu, pour la tâche. Extra-muros, là, où un endroit Soleil laboure de ses accablants rayonnements de plomb orangé, qui, autre temps/monde/univers, sa place aliène à la Chine encrée de nébulosités, enjolivée de blessures aux mille éclats. Attente. Terminée. Guides, les foulées conduiront à l’endroit attendu; dépravation aérienne bafouant les ténèbres, kimono immaculé, apparence immatérielle, jamais corrompu. Souvenances aigrelettes, chiffrés décimalement, zéro final revêtant importance incontestable.

-amour, source ta destinée en mon corps, mon entendement, mon âme, désaccorde l'euphonie, détruit-la, que nos layons, voix, souffrance inexistante de toi, avec toi, en toi et moi; perception d’utopie, posséder ton ensourcellement, réussite criante… à travers le diaphane du kimono, je me regarde t’enfoncer, t’enfouir, fouaillant délicieusement, nonobstant le passé, conjuguant au futur de mes exhortations incontrôlables, prévisions simultanées; minutes nébuleuses, vision brouillée d’orgasmes, ensourcellement achevé, source éclaboussante, éclaboussée, choquant sur quelques matières inorganiques alentours… force de faire un déplacement, un dernier, ailleurs, mon ange, reste en nous, mon ensourcellé, source de vies…-

rouge rouge rouge rouge rouge ROUGE!!!! Tout est rouge, nous sentons mon sang refluer dans mes veines, suintant mes pores exsudés, eau écarlate écoulant aux pierreries plancher, zone rougissant, et nous avons envie/besoin de sang, de son pouvoir, d’hémoglobine fraîche, des envies de déplanter les membres de cette ninja… trop tard… trop tard… trop tard…

D’aucuns n’eussent pu avoir prétendu pouvoir prédire ce qui était arrivé au second étage; meublé d’invectives et de bruits de cessions organiques, ligaments arrachés, tendons brutalisés, corps bouillis en charpie et en escarbilles, menaçant de noircir le kimono de l'importune; bâtiment de la corporation, le seul édifice debout, encore, face au levant. Le pas assuré, souple, la femme se portait de plus en plus vers l’engoncement privilégié, disparaître derrière le seuil avant la terminaison de l’épellation du zéro ultime, brisé le charme en route, annihiler cette source de mort. Énergie des chakras, relâchée, après emmagasinage inestimable dans des avalanches de jouissances, de chairs fouillées sollicitant encor et encore, de corps frénétiques, s’agitant comme des forcenés; mouvements d’un index, jointures pliées, repliées, réouvertes, entraînant dans des convulsions d’agonie les sept sources primordiales de mort, de vicissitude, de souffrances gratuites, non-désirées. Dans l’exercice, la structure même du plan se distend, s’arc-boute sur l’esprit de l’homme de Terre 4, le rideau de réalité tangible se fendille, craquelle insensiblement ses inflexions suaves; luxuriantes, les flammes de néant incinèrent et consument cette quotité de macrocosme; l’homme plagé, la ninja, les reliefs carbonisés et horriblement difformes des esprits primordiaux. Sur les déliquescences, décombres irrécupérables, monceaux instables de néants entrecoupés de rayons cosmiques, de gammas et de bêtas combattant contre les alphas, se soulèvera une civilisation. On les désignera, et eux-mêmes s’en chargeront bien assez : les Hommes.