Cycle de Trévane II
écrit par Matthieu Girard


      (Capté dans un four à micro-ondes, grand format, portant le numéro de série fkghsjyw3365 de marque General Electrics.)



- Mais… (évasif)

- Oui, je t’assure… (en suspens)

- Impossible! (incisif)

- Pas pour… (en confidence)

- Ne le nomme pas abruti! (sans équivoque)

- Tu arrêtes avec tes insultes… (geignard)

- Pourquoi? (malicieux, las aussi)

- Allez, oublie ça… (résigné)

- Ouais, faudrait bien mec… (obéissance feinte)

- Revenons à… (entêté)

- Il l’a fait… sérieux, il l’a réellement fait… un Transfert, authentique… (admiratif)

- Pas croyable, quand même! (ébaubi)

- Mais si… (docte)

- Moi, je… j’en serais incapable, j’te jure! (concluant à-demi)

- Ça je le sais, que tu es un total incapable… (taquin, un peu méchant)

- Merci… (ironique, ou pas?)

- Et, tu sais quand il l’a fait? (interrogatif)

- Si… (hésitant)

- Jeudi… (oscillant entre franchise et sincérité pure)

- J’étais pour le dire… (presqu’en aparté)



(Pendant ce temps, à l’autre bout du micro-ondes, et de fait dans une autre dimension spatio-temporelle de l’univers, un couple dans la vingtaine (Julie et Marc, mais quelle importance?) écoutait, perplexe, interloqué, les paroles des deux entités, tout en regardant un plateau-repas de macaroni (de marque Michelina’s) qui chauffait.)



- N’empêche… chapeau à ce type… (énoncé de fait, neutre)

- Boarf… (diminutif)

- Ne diminue pas son exploit… que tu penses que c’est facile n’y change rien… (narquois)

- Moi aussi j’aurais pu le faire! (affirmatif)

- Mon œil… (légèrement dégoûté)

- Je t’assure… (tentant de se convaincre lui-même)

- Si t’en serais capable, alors, moi aussi… (résolu)

- Clair comme de l’eau de roche… Facile même… (facilement pompeux)

- Ils l’ont… laissé?.. genre, les gardes… (subitement incohérent)

- Nan… qu’est-ce que tu t’imagines triple muse, euh… buse, pardon pour Écho et Clio… (ampoulé)

- Qu’il a du se battre… (assuré)

- Sûr… (évasif, mais confirmant)

- Doit pas être très facile… (à lui-même plutôt)

- Tu sais, il les a surpris de l’intérieur… (supérieur)

- Si près du but? Dès le départ? (qui décidément n’y comprend plus rien)

- Hep… (l’air d’en avoir déjà trop dit)

- Je te dis et redit que ç’a pas du être facile pourtant… (contrarié quelque peu)

- Suffisait de le vouloir assez fort : Vouloir, c’est pouvoir! (satisfait, imbu)

- J’avoue… la motivation d’enfer… (rêveur)

- Surtout que… (vaguement pensif)

- Wais… (silencieux, presque, suivi d’un patent silence)

- Tu sais ce qu’on raconte hein? (plus une déclaration)

- …qu’elle voudrait… se laisserait… bon sang sûr! (soudain agité)

- Tout à fait… (quasi-neutre)

- Et devenir plus près qu’aucun avant nous, en plus… ça, ça serait le pied total! (ardent)

- De la chance… (murmuré)

- Pas que de la chance! (abasourdi bien que marmotté)

- Du talent aussi… (comme une évidence)



(Le plateau-repas finissait sa ronde infernale dans le royaume mirifique de l’agitation moléculaire. Bientôt, prochainement, le temps de passer à table, ou sur le divan, devant l’instrument de la Propagande officielle, le funeste téléviseur.)



- T’as bien raison… (vérité diffuse)

- Je voudrais bien, moi aussi… désacraliser… me rapprocher… violer… pénétrer… j’aimerais tant… (absorbé)

- Notre tour viendra… (vibrant d’espoir)

- Quoi? (confondu)

- Ne me dis pas que t’es pas au courant quand même… (condescendant)

- De toute évidence, non… (penaud)

- Il a promis à ceux qui le désirent de… (avec sens du suspense)

- Excellent ça… (expectatif)

- Oui… sauf qu’on sera pas les premiers… (visiblement désenchanté)

- So What? (en angliche, pour le style)

- Bah… moi c’est juste que les places usées ça me branche pas trop… (las?)

- Écoute mon vieux… (paternel)

- Les légendes… je sais… (pathétique)

- Exactement! (encourageant)

- Une telle fraîcheur ne saurait mentir… C’est pas une violation… juste un rapprochement, un rapprochement… (persuadé)

- Par le corps physique… (naïf)

- Déjà mieux que rien! (appuyé d’un clin d’œil)

- Mais brûler autant d’étapes… (investigateur)

- Aucun mal… (catégorique)

- Selon toi... (peu assuré)

- Selon tous… (et toc!)

- Je suis pas si certain pour ma part… (incrédule)



(La minuterie atteint 0:00 et la sonnerie ne se fait pas entendre. Devant des visages désarçonnés, ahuris, le compteur affichait maintenant 99:99, puis 99:98, puis 99:97, puis 99:96… Pauvre petit plateau-repas de macaroni bon marché, il allait incontestablement en avoir pour son compte.)



- Au contraire… (catégorique)

- Tais-toi! (encore plus tranchant, presque brutal)



Juste derrière le bitume froid et morne du bâtiment auquel étaient adossés les deux hommes passe, en flânant à-demi, à cet instant précis, un militaire, en uniforme. Grande pompe. Képi vissé sur un crâne vraisemblablement dégarni. Pantalons kaki plissés, maculés, bourbeux. Des galons de colonel bizarrement rutilant et un pistolet commando mal dissimulé trahissent une certaine importance. Il entr’aperçoit deux misérables loques humaines qui, encore quelques secondes auparavant, caquetaient d’un air absorbé. Jacassements de basse-cour pour ses oreilles épurées.



Selon l’Histoire Universelle en treize volumes qu’a compilée sa vie entière Fistandatilus, cela n’aurait jamais pu/du arriver. Sauf que, parfois, malencontreusement, pour certains hommes, les barrières historiques ne s’appliquent pas. C’était le cas avec un type à vague profil néandertalien que l’histoire a retenu comme étant l’amant numéro un et/ou deux de celle qui fut la principale architecte, à son insu, de la Renaissance. Pas le lieutenant. Le colonel, plutôt.

Quelle différence? En fait, probablement aucune. Nonobstant qu’un des deux est mort dans un autre univers et que l’autre a su comment les dompter, que le même premier était aussi dans un autre temps, qui est maintenant quelque chose de compris et assimilé pour le second, et que la mort du premier eut une certaine utilité. L’autre, il a aussi découvert pourquoi Trévane est décédée dans cet enfer de verdures atroces et surtout pourquoi elle devait mourir. Pourquoi? Tu es bien sot si tu crois que je vais t’offrir la réponse textuellement.



Personne. En voyant son faciès transfiguré par le quasi-contact; singulier. Personne; on n’aurait pu y déceler la moindre trace vénielle d’humanité ou de bonheur. Pourtant, la proximité avec l’Absolu aurait théoriquement du lui être bénéfique, pour le moins autre chose que ça nom de Dieu! La théorie et la pratique sont deux principes fort éloignés l’un de l’autre. Fort heureusement.

Mourir sans vivre c’est un peu aberrant, mais vivre sans jamais avoir connu la mort, l’est-ce davantage?



Il passe encore trois gardes dodelinant de la tête; agents de sécurité, immuables médiocres. Profil bas. Pas feutrés. À allure féline. Résultats tangibles, observables, d’entraînements. À s’en meurtrir le corps et l’esprit, interminables enchaînements de répétition. Passage à gauche. Perfection : Répétition. Les caméras, mal agencées, laissaient, inopportunément (ou heureusement?), des angles morts, là où justement la mort se terra, blottissant toute la furtivité possible, attaques en attentes. Ensuite, quelques portes à déverrouiller. La carte magnétique. Une simple banalité. Un garde un peu trop zélé à neutraliser. Routine. Le geste est sûr, la main se fait serre, l’étreinte étau; os broyés, satisfactions personnelles. Le niveau sonore n’a même pas abouti à plus de 45 décibels. Aucune alarme. Il ne devrait pas être là, dans ce lieu. Il ne se rappelle même plus comment il y est entré. Y est-il, seulement ?



Les bouches d’égout sont sacrément plus ce qu’elles étaient bon sang! Néanmoins, mes muscles se bandèrent assez pour permettre à la grille métallisée de céder, lentement d’abord, puis, après les premiers boulons sectionnés, plus rapidement, et avec un seul geste, qui me rappela Trévane, je défit le couvercle du boyau qui me mènerait presque au cœur du complexe Alpha. Les égouts, l’entraînement, la motivation, tout y est.

Si jamais vous croyez avoir tout préparé, abandonnez sur-le-champ. L’excès de confiance tue.



Le reste fait partie de la légende des siècles, des multiples récits de mythe sur Trévane et sur ses deux amants si étonnants. Un qui sauva le monde en se sacrifiant, mais qui ne le savait pas et qui mourût pour une cause à son sens juste mais tout à fait illusoire, en animant quand même la Renaissance de la civilisation; l’autre qui se sauva lui-même du monde. Deux mondes différents. Deux univers simultanés, concomitants. Rien qui n’eut p être prévu par la stochastique. Rien qui n’eut pu être évité. Toute action entraîne des réactions. Parfois, la même action conduit à un seul choix possible de réaction. Fatalité? Destin? Hasard? Autant de gris-gris, de balivernes à deux centimes… Insanités! La réponse est ailleurs.



(Le recouvrement de papier plastifié couvrant le macaroni commençait à prendre une teinte peu normale et la jeune femme farfouillait parmi des paperasseries emmêlées afin d’y dénicher le numéro du service aux consommateurs de General Electrics, elle discernait la situation insensée, démente.)



- Tu te souviens… (perdu dans ses pensés)

- L’oiseau de mort… (en un souffle, court)

- Exacté! (avec un accent inclassable)

- Je sais plus trop en fait… (dépité)

- J’avoue… y’a un sacré bail… (rendant justice au temps)

- Des lustres oui… (déclaratif)

- Et la paix… (badin)

- Et enfin la compréhension… (dit comme un credo)

- T’imagines, un réveil sans Pandore? (très sérieux)

- Nan… pas de Renaissance… (dubitatif)



Il est amusant de constater à quel point un esprit humain soumis à des conditions le dépassant cherche opiniâtrement refuge soit dans les profonds abîmes de la pure logique et de la rationalité, soit dans les élucubrations rassurantes de la seule fantaisie. C’est encore mieux lorsque ces deux solutions ne sont qu’une seule et même chose; une même panacée. Ce qui arriva à un colonel. Une telle situation que même la blancheur, l’opalin irisé de l’univers temporaire de l’oiseau de mort lui eût paru ainsi qu’une simple promenade en ville, à travers riches et moins nantis. Pourtant, la banalité, existante, apparente, et contemporaine de nos existences futiles cache bien plus souvent qu’on ne veut, n’ose le croire une réalité indescriptible, et, par endroits, par moments, la toile se déchire. Appelez cette autre réalité tangible comme vous voulez, mais moi je sais que c’est l’Anachron. Et, mieux, il est possible de la soulever, la toile. À ses risques et périls. Évidemment. La réalité, la vraie, fait peur. Très peur.



Lorsqu’il parvient à l’orée de la salle de Transfert YWD-638, il s’attendait à tout. Sauf, bien sûr, à ce qu’il y vit.


J’entre. Salle totalement déserte. Tout est gris, terne, les reliefs semblent perdre toute profondeur, toutes courbures amenuisées, aplanies; illusion due à la distance, je le sais, comme l’effet de la courbure des planètes. Une forme, couchée, dans le lointain, m’attire, irrésistiblement. Puissante attraction, vaine résistance, inutile; inappliquée. Finalement, ce lointain est plus proche que ce que me racontait mon cerveau. En quelques enjambés, seulement(ou en était-ce des centaines de milliers?), furtif, j’y suis, n’ayant point éveillé la dormeuse. Splendide. Le souffle fragmenté, net. Une fille-femme probablement, 14-15 ans. Très joli, son visage délicat repose gentiment sur le sol de texture indéterminé, et le teint pêche de sa peau tranche dur dans la grisaille ambiante. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une farouche envie de rester des heures, des jours, des nuits, des éternités. Juste pour contempler son minois si charmeur, ses paupières closes sur des joues aux pommettes hautes, et une bouche ourlée, promesse de mille plaisirs; lèvres vermeilles comme la Soleil de ma jeunesse, le soir, dans la décadence du jour, horizons. J’en oublie Trévane. De toute façon, elle est morte avec cet idiot de lieutenant dans la jungle de Mu. La fille-femme. Épaules dénudées par la robe soyeuse paraissant frêles mais la peau est toujours d’une égale douceur, d’un grain raffiné, ravissant le regard. De fait, j’en viens à détailler la robe, très opaque malgré une blancheur céleste (linceul?), mais tout de même bien moulante, laissant peu de place à l’imagination quant aux qualités des formes déjà si adultes de la jeune femme. Et ce qu’il y a de si troublant pour moi c’est que je n’ai même pas envie d’elle, malgré tout son charme charnel indéniable. Étrange, pour un satyre en mon genre. Je ne désire que seulement la regarder, me statufier pour mieux passer des éons immuables à m’emplir et à me confondre dans sa vision. Mystique d’un homme pour une fille de presque 30 ans sa cadette.



La porte métallique, alliage de titane, d’iridium, d’ytterbium et de platine tournait sur ses gonds en un grincement déchirant à l’instant où l’opératrice entamait une phase de dormance. Dans un peu moins de quatre heures, elle s’extirperait du sommeil nécessaire pour reprendre son poste de contrôle au carrefour des mondes. Subespace. Durant ces quatre heures, le couloir était libre, rigoureusement libre. Mais ici, pas de menaces, car la technologie devait théoriquement avoir le dessus sur n’importe quel individu qui pénétrerait la salle. Comme il entrait, il ne se doutait pas qu’il allait en faire l’expérience. Le colonel se préparait. Sa dernière mission.



(La femme réussit à avoir un préposé au bout du fil, amis dès qu’elle commença à disserter de voix entendues par l’entremise d’un four micro-ondes, on lui suggéra purement et simplement de débrancher l’appareil. Et quoi encore? Perdre le fil de l’histoire? Jamais!)



Sur un autre monde, un panneau de contrôle commença à clignoter, d’abord lentement, puis frénétiquement. Panne. Générale. Système.



Je dois dire quelque chose. Faire un truc, n’importe quoi! Arracher mes pupilles de la sublime vision de cette infante trop bien formée qui concentre mon attention, la fige en un point. Il doit y avoir autre chose que cette jouvencelle. Mes pas me portent plus avant. Je ne vois toujours pas de mur, mais il est vrai que je pense de plus en plus que je suis sur un objet sphéroïde. De plus, mon centre d’équilibre m’avise que le sol amorce une légère montée, et sous mes lourdes bottes d’armée bientôt s’élève de petits nuages de fumées à chaque fois qu’elles touchent le sol. Sur ma gauche, une ouverture verdoyante dans le mur. Une affichette indiquant Transfert ouvert. En m’y engouffrant, je suis saisi d’un froid incompréhensible. Désagréable.



Les progrès scientifiques réalisés depuis la période de reconstruction succédant à la mort de Faerlar Elial Tarnduth dans le bec de l’oiseau de mort avaient touché à des domaines divers. Le contrôle des sens à distance par inductions magnétiques au niveau des synapses n’avait pas été épargné, loin s’en faut.



Telle une grotesque marionnette, une grande silhouette de camouflage revêtue s’écarte très lentement de l’opératrice et à pas raides, un peu contre son gré. Sur la surface matérielle de la salle de Transfert, il progresse vers une direction, une embouchure, qui le mènera à connaître deux ou trois trucs. Il aurore sa propre renaissance. Mais à quel prix ?



Aujourd’hui, le corollaire de Trévane. Prenez des notes. Soit un bout de papier plié en ruban de Möbius, qui ne possède qu’une seule dimension. On le perce au point A, et sous le point A, suivant la même droite, on perce le point A’. On y passe une ficelle, de façon que l’on puisse le suspendre. On a donc un objet tridimensionnel unidimensionnel. Selon le corollaire, le temps est la même chose : un objet se déplaçant le long d’une ligne fixe, mais un objet à trois dimensions, et sur le même point (A et A’ sont théoriquement le même point) il est possible d’avoir différentes versions de la même réalité, et de se déplacer dans le flux temporel sans jamais en bouger par rapport au temps de référence. C’est ce principe de base de la chronophysique qui sert de pilier au Transfert. Maintenant, retenez ceci : ce n’est pas parce que quelque chose est tangible qu’il existe réellement.



Le froid l’envahit, en réalité ce sont les champs magnétiques et électromagnétiques placés sous la porte qui se mettent à l’œuvre dans sa boîte crânienne. Une défectuosité, par contre, amènera le système électrique à lui transmettre des connaissances qu’il n’aurait jamais du posséder.

Les connaissances qui n’existent pas encore sont des armes éphémères; plus dangereuse est leur compréhension sans usage. Renaissance. Personnelle cette fois.



(Le pauvre four à micro-ondes venait de rendre l’âme, dans une jolie explosion qui occasionna la mort du jeune homme qui s’en tenait incontestablement trop près.



Toujours est-il qu’il y parvint, le colonel, à assurer sa mainmise sur ses forces nouvelles, à l’époque. Le futur, notre civilisation, n’en saura jamais rien. C’est hallucinant à quel point une sommaire défaillance technique d’un appareil de cuisson a pu priver toute une civilisation des révélations du colonel, l’amant de Trévane.

Seul le temps, et ses aléas, pourront vous replacer sur la voie de la sapience.