Pour intervenir dans ce débat concernant le rapport créativité/art/IA, et sachant que sur 2 pages nous ne sommes pas (encore) arrivés à traiter qui que ce soit de droitard/gaucho/nazi (ce qu'on ne peut que saluer), voici ce que je peux en dire du point de vue d'un architecte de formation et enseignant en design.
D'un point de vue historique, et en remontant aux débuts de l'ère industrielle, la mise au point de nouveaux outils et techniques (ainsi que de nouveaux matériaux pour l'époque, à savoir l'emploi du métal, le béton et bien plus tard les polymères), il y a eu des conséquences importantes sur la création au sens large. Sans vouloir rentrer dans les détails (surtout que le sujet est passionnant), ces nouvelles techniques ont provoqué un changement de paradigme assez large puisqu'on pouvait penser les choses autrement et se permettre d'entreprendre de manière innovante. Bien qu'au début les nouvelles techniques étaient plutôt l'apanage des industriels et des ingénieurs, car globalement rejetés par les tenants de la tradition académique et d'un héritage séculaire, c'est petit à petit que les créatifs s'en sont emparés, élargissant à mesure le spectre d'acceptabilité de ces techniques et moyens. D'abord il y a eu un rejet massif et clair (qu'on retrouve notamment dans le courant Arts and Crafts avec en figure de proue William Morris, un homme absolument passionnant) qui a vu son chant du cygne avec le courant Art Nouveau, voire le mouvement Art Déco. A la suite de la Première Guerre Mondiale et surtout après la Seconde Guerre Mondiale, on a employé des moyens industriels pour produire de l'architecture (Mouvement Moderne) et les objets. Le contexte était à la Reconstruction de pays entiers, on était en mesure de produire de manière acceptable des édifices et pour des budgets moindres. Il a fallut donc quelques décennies pour que les créatifs de divers milieux apprennent à employer ces nouveaux outils et moyens, à travers des expérimentations témoignant plus ou moins de la viabilité des choses. L'acceptation et l'emploi de nouvelles techniques se fait donc progressivement (actuellement la conception générative est explorée par maints designers, ce qui amène à questionner son rôle).
En revanche, il y a eu clairement une perte de savoirs-faire, notamment du point de vue des techniques constructives traditionnelles en architecture, et plus particulièrement concernant les métiers d'art (ferronnerie, vitrail, céramiste, tailleur de pierre, mosaïste...). Pourquoi ? Parce-que ces métiers coûtaient plus cher par la suite et que leur intérêt a décru (esthétique épurée). Ces questions ne sont pas identiques dans le champ de l'Art car les raisons et ambitions ne sont pas les mêmes (bien qu'il y a eu des bouleversements majeurs fin XIXe-début XXe siècles : l'outil photographique a amené les peintres à requestionner leur pratique).
L'IA est un outil, et sa nouveauté offre des perspectives potentiellement intéressantes. Pour le moment, son emploi est partiel et sans doute caricatural. Cela me fait penser par exemple à l'emploi de moyens de production industriels pour produire fin XIXe des objets quasi identiques à ce qui se faisait traditionnellement de manière artisanale, avec des ornements issus de styles antérieurs. Sans doute que des raisons valables et qu'une nouvelle esthétique verra le jour dans les prochaines années, amenant à s'emparer pleinement de cet outil à dessein. Il faut patienter et découvrir les "inventeurs" de cela. Car pour le moment et du peu que j'en ai vu, les images sont assez caricaturales et toujours appuyées sur des imaginaires et des styles très codifiés.
Ayant eu une discussion avec un pote lequel emploie Mid-Journey ou équivalent pour produire de l'image (et j'utilise bien le terme "produire" et non "créer"), je ne lui accordais pas le statut d' "artiste" car l'être dépasse le simple fait de créer des images/objets. Un artiste n'est pas non plus seulement dépositaire d'une technique. Il y a une "pulsion créative", un propos, une vision qui naît de son intelligence, sa culture, son époque et sa sensibilité ; mais aussi son oeuvre est sujette des aléas et trouvailles des choses "en train de se faire". Autrement dit, quand bien même on ait une vision de ce l'on veut créer, il y a toujours une part de découverte quand on fait un trait, un geste, une texture. Vous me direz peut-être qu'une IA peut aussi nous surprendre avec une mise en forme particulière, et c'est vrai. Mais c'est l'IA qui produit cet effet, pas l'artiste. Le prompteur passe une commande, via des mots-clefs, pour obtenir un résultat.
Pour rebondir sur les propos d'un intervenant évoquant Eric Sardin (philosophe qui s'est particulièrement intéressé aux IA et aux nouvelles technologies numériques), il a fait l'objet d'un entretien que vous trouverez ici :
https://www.youtube.com/watch?v=P1xA8xSXmqg (c'est un peu long et il peut paraître aussi auto-centré que détestable parfois). J'ai en grande partie lu son livre
La vie spectrale sorti en 2023. Concernant l'Art il y écrit : " Alors que la peintre constitue une entreprise de pleine liberté, à l'oeuvre, parmi une foule d'exemples, chez Caravage, qui rejoue des conventions figées, inscrit les scènes sacrées dans un cadre prosaïque, ou appose de grands aplats de noir dans des jeux inédits de clair-obscur. Bref, là où l'art, sous toutes ses formes, exalte la capacité proprement humaine à composer de façon subjective, et indéfiniment renouvelée, avec le réel et les matériaux, l'intelligence artificielle générative, elle, est vouée à ne faire prévaloir qu'un strict rapport schématisé et instrumental au langage et à l'image" (pp.156-157). Cela fait écho au promptisme, à savoir la capacité à prompter sur un outil employant une IA pour obtenir un texte, ou une image avec une ambition utilitaire.
Pour finir, même si il y aura sans doute un impact de ces IA, je doute que les métiers liés à la création voient leur disparition à cause des IA. D'abord parce-que créer est le propre de l'homme (quand l'ordinateur produit), et qu'ensuite à mesure que les outils et technologies produisent des objets certes pleinement lisses et opérationnels, on a besoin concernant les objets issus de la création de retrouver la main de l'homme (d'où un renouveau du goût pour l'artisanat). Au sujet de l'architecture, le métier ne se limite pas à la conception (qui doit se résumer à 10% du travail réel) mais aussi à la gestion d'un chantier, des équipes, des intervenants, du client, de l'administratif... il y a tellement de relationnel et d'humain qu'une IA serait très vite dépassée. On pourrait employer des outils gérés par IA pour fabriquer des choses, des imprimantes 3D sont déjà en mesure de produire des édifices. Toutefois ce n'est pas vraiment dans l'air du temps ! On a besoin au contraire de (re)faire avec l'existant, avec le patrimoine hérité, ce qui implique d'employer des techniques et moyens plus ou moins anciens. Et c'est sans doute là le gros problème actuel du bâtiment : à force de construire avec du parpaing et d'envoyer en CAP/Bac Pro des élèves aucunement intéressés par le bâtiment, on a une perte véritablement cruelle des compétences et savoirs-faire. On ne se sait presque plus fabriquer une charpente traditionnelle, ni maçonner avec de la pierre naturelle (sauf cas particuliers comme les Compagnons du Devoir). C'est pour cette raison qu'on importe une main d'oeuvre étrangère qui est encore plus ou moins compétente dans ces domaines.
Pour conclure, et revenant à MTG, les joueurs sont je pense toujours sensibles aux images, et j'espère qu'ils sont sensibles au fait que ces images soient faites par des artistes/illustrateurs. Ce n'est pas de suite ou immédiatement qu'on acceptera je crois des éditions illustrées par des IA. Cela dit, Hasbro a copieusement perverti MTG ces dernières années via une multitude de produits pour générer un max de fric. Et les joueurs ont suivi parce-que MTG c'est comme une came : t'as pas envie de t'arrêter et ce peu importe le prix. On verra quel est le seuil d'acceptabilité (relatif à la dépendance narco-ludique) de ces joueurs quand Hasbro tentera de leur chier à nouveau dessus avec des images générées par des IA. Pour ma part je ne fais plus la promotion de MTG, je n'achète quasiment plus rien, je ne fais plus vraiment de tournoi... parce-que j'ai avalé trop de couleuvres pour continuer à y croire.