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Le Talent du Chat
Dans l’histoire politique des nations, il n’est pas rare de voir des peuples qui, hier encore, étaient les plus farouches ennemis, faire preuve tout à coup de bienveillance mutuelle jusqu’à devenir des alliés. L’histoire naturelle des développements sociaux des espèces animales offre un exemple analogue de ce genre de revirement, avec le rapprochement de deux de ses éléments, jadis ennemis et aujourd’hui amis, je veux parler de l’homme civilisé et le chat domestique. La rivalité qui opposait dans les temps préhistoriques les humains et les félins, lorsque le tigre aux dents de sabre et le lion des cavernes luttaient contre l’homme primitif, a depuis longtemps tourné en faveur du combattant le mieux armé des deux, à savoir l’Être doté du Pouce, et c’est ainsi que les descendants de la famille dépossédée se trouvent maintenant relégués, pour la plupart, dans des forêts et des savanes, où une existence obscure et retirée est la seule alternative à leur extermination. Mais le felix cattus, je veux désigner l’ancêtre du chat domestique moderne, a su miraculeusement s’adapter et éviter ainsi la ruine de sa race. Il a même su se faire une place tout au cœur de l’organisation du conquérant. Car ce n’est pas en tant que serviteur ou serf, ni comme une bête de somme ou comme un humble suiveur, tel le chien, que ce fier mammifère est entré dans la société des humains. Le chat n’est domestique que dans la mesure où cette domesticité sert ses desseins et satisfait ses besoins ; mais il ne se laissera jamais mettre en laisse ni ne supportera qu’on intervienne dans ses allées et venues. Un long commerce avec le genre humain a fait de lui un fin diplomate ; et aucun cardinal romain du Moyen Âge n’a mieux su se concilier les bonnes grâces du monde environnant qu’un chat qui a pour horizon mental un bol de lait. Mais l’affabilité sociale, l’indolence ronronnante, le velouté d’une caresse peuvent disparaître en un clin d’œil et céder la place à une indifférence hautaine et distante. Et le voilà rôdant dans un monde de toits et de cheminées où l’être humain ne peut le suivre sans se ridiculiser. Il peut encore mobiliser à tout moment cet esprit sauvage qui l’aida à survivre aux jours anciens de la lutte pour la vie, et trouver un plaisir sadique (tout à fait voisin de celui de l’homme lui-même) à torturer un malheureux oiseau ou une pauvre souris. Ce n’est pas un mince exploit que d’avoir réussi à combiner la liberté sans frein des époques de sauvagerie primitive avec le raffinement qu’autorise et qu’exige même une civilisation hautement développée. Se rouler dans les étoffes les plus moelleuses que le commerce fait venir du bout du monde ; se chauffer à la chaleur que le travail et l’industrie sont allés capter dans les entrailles de la terre ; se nourrir des mets délectables que la richesse étale sur sa table, tout en restant un enfant libre et sauvage de la nature, un puissant chasseur et même un tueur, tel est l’exploit du chat. Mais le chat a encore d’autres qualités qui forcent l’admiration. L’animal que les Égyptiens considéraient comme un dieu, que les Romains vénéraient comme un symbole de liberté, et que les Européens barbares et ignorants du Moyen Âge anathémisaient comme un créature démoniaque, a fait montre à travers toutes les époques deux qualités étroitement associées : le courage et le respect de soi. Quelles que soient les circonstances, ces deux qualités ne leur font jamais défaut. Mettez un chiot, un chaton et un enfant en présence d’un brusque danger. L’enfant appellera instinctivement au secours, le chiot pliera l’échine et se soumettra abjectement, alors que le chaton, lui, bandera toutes ses forces en vue d’une résistance acharnée. Dissociez l’amateur de luxe de l’atmosphère raffinée au milieu de laquelle il évolue habituellement, et observez-le d’un œil critique dans des conditions adverses de civilisations – cette civilisation qui peut par exemple pousser un homme à faire le pitre dans la rue pour gagner quelques sous qui l’empêcheront de devenir un voyou. Mais le chat des rues, le chat de gouttière, si affamé, si persécuté soit-il, garde au sein même de la cruelle adversité, l’allure libre et racée qui était la sienne, lorsqu’il foulait, il y a plus de deux mille ans, le sol dallé des temples thébains et affiche toujours cette vigilance et cette confiance en soi que l’homme n’a jamais pu lui faire perdre. Et quand ni sa ruse ni son courage n’ont pu le soustraire aux coups de l’inexorable destin, quand ses ennemis se sont montrés trop forts ou trop nombreux, il meurt en se battant jusqu’au bout, en tremblant de rage et en exprimant, dans son cri d’agonie, cet amer reproche que les humains eux aussi ont souvent jeté à la face des puissances éternelles, cette protestation contre un destin qui aurait pu les rendre heureux et qui ne l’a pas fait.
Saki (1870-1916)
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